A l'occasion de ses 40 ans, Baker Tilly France a réuni un certain nombre de personnalités prestigieuses autour d'une table ronde sur les nouveaux modèles dont Vincent Ricordeau qui s'est attaché à donner sa perception des mutations et de leurs impacts.
De plus en plus nombreuses sont les voix qui s'élèvent pour affirmer que la période que nous traversons actuellement n'est pas une crise, mais, bien au-delà, un changement total de notre modèle de société. Vincent Ricordeau, fondateur de KissKissBankBank, plate-forme de financement participatif (crowdfunding en anglais) en 2009, puis plus récemment d'HelloMerci et de Lendopolis, a mis ses idées en pratique. Il est l'un des leaders en France de ces "nouveaux modèles". Baker Tilly l'interviewe.
Pouvez-vous nous expliquer pourquoi, selon vous, cette "crise" n'en est en fait pas une ?
Dire que nous sommes en crise est un mensonge. En effet, nous continuons à fabriquer des richesses de façon exponentielle depuis 100 ans. Le problème majeur qui perdure est un problème de redistribution de ces richesses. Ce postulat de départ nous permet, finalement, d'être optimiste, puisque si nous créons suffisamment de richesses et surtout que nous réussissons à mieux les répartir, nous réussirons à inverser la tendance pour inventer un système plus vertueux.
Selon vous, quels sont (quels étaient) les bases de notre "ancien" système ?
Ce système existe depuis très longtemps, depuis les sociétés féodales, avec des pyramides très organisées : les souverains exploitaient les cerfs qui cultivaient les terres communes et remontaient la majorité de la production sous forme d'impôts. Puis la propriété privée s'est développée avec l'invention des clôtures, le système bancaire a été inventé pour faciliter les investissements et a en conséquence favorisé le développement du capitalisme, pour aboutir enfin aux graves dérives du système financier actuel qui domine et asservit l'économie.
A quand remontent les prémisses de la fin de notre système ?
Je situerais le pic de la fin de ce système au début des années quatre-vingt, qui correspond à la fin des Trente glorieuses. La finance se doit d'être au service de l'économie, or peu à peu c'est l'économie qui s'est mise au service de la finance. Les nombreux scandales financiers systémiques depuis la première Banque des Indes, en passant par le krack de 1929 jusqu'aux subprimes de 2008 le démontrent bien. Depuis la première crise pétrolière de 1973, les inégalités dans le monde ne cessent de s'accentuer. Dans les années soixante-dix, 1 % des plus riches détenaient 25 % du PIB mondial, aujourd'hui ils en détiennent 45 %. C'est absurde et c'est intenable.
Et quelles sont celles de cette nouvelle "ère" qui a déjà commencé ?
Parallèlement à cette emprise de la finance est apparue une innovation technologique majeure, qui va bouleverser tous nos modes d'organisation et donc notre économie : Internet. Son vecteur principal, le web, permet à tous les individus d'être interconnectés dans le monde entier. C'est le début d'une nouvelle ère, où on peut communiquer, échanger, produire en contournant les organisations issues des deux premières révolutions industrielles. Une économie circulaire se crée, d'individus à individus (peer to peer), où on s'échange des informations, des biens et des services sur un mode horizontal. La troisième révolution industrielle est en marche.
Quels sont les impacts de ces nouveaux modèles dans les différents domaines de la société ?
Tous les domaines de l'économie sont déjà touchés mais nous n'en sommes pas toujours conscients. Les industries du divertissement et des médias sont déjà impactés très fortement.
Une invention majeure issue d'internet est en train de bouleverser profondément toutes les industries qui fabriquent les objets qui ont engendré notre société de consommation : l'impression 3D.
A terme, chacun pourra fabriquer chez soi les objets dont il a besoin. Les plans de fabrication circuleront gratuitement sur Internet. Il faudra revoir tout notre modèle industriel. Nous allons passer d'une logique de production de masse à une logique de production individualisée en masse. C'est un changement majeur.
Evidemment, il faut attendre une ou deux générations pour voir la généralisation de ce paradigme et de ses effets sur notre modèle de société. Nous sommes une génération de transition ; ce sont les moins de 25 ans et ceux qui sont en train de naître qui changeront véritablement le monde. Nous devons, à notre niveau, les y aider en leur préparant le terrain, autant que faire se peut.
L'économie circulaire va remplacer l'économie verticale. J. Rifkin pense que le capitalisme va disparaître au profit d'une économie collaborative.
Comment ces nouveaux modèles s'appliquent-ils dans votre activité ?
Pour nous, l'économie "peer to peer" n'est pas un moyen, c'est véritablement notre modèle économique. Les particuliers et les entreprises peuvent désormais faire financer leurs projets par des particuliers ou d'autres entreprises, sans la finance traditionnelle. Les fonds levés grâce au financement participatif augmentent de manière exponentielle : de 0 en 2010, ils sont passés à 1 milliard en 2011, 3 milliards en 2012, 6 milliards en 2013, 10 milliards en 2014. Ils doublent tous les ans. Selon le magazine Forbes, ils dépasseraient 1000 milliards en 2020.
L'utopie du "crowdfunding" est devenue une réalité.
En termes de macro-économie, notre monde fonctionne encore sur des objectifs de croissance. Certains commencent à dire que la croissance pour la croissance n'est plus un but en soi. Quel modèle de société peut prendre la relève de cette croissance ?
Cette relation directe entre les individus remet complètement en cause notre logique d'individualisme et d'hyper-compétitivité. C'est désormais davantage une logique plus collective qui prend le dessus. Cela rejoint d'ailleurs les attentes de la génération Y, et plus encore de la génération Z. Ils recherchent, notamment dans le monde du travail, davantage de sens et remettent en cause les hiérarchies pyramidales et l'autorité factuelle qui va avec.
Pourrait-on dire que les "vieux" pays, dont la France, ne sont pas en déclin, mais sont les précurseurs de ce nouveau concept de société ? Ou pourraient l'être ?
Nous sommes la première génération à être contrainte d'envisager la disparition de l'humanité à cause des impacts de notre civilisation sur l'équilibre de notre planète.
Ce dogme de la croissance exacerbée par l'exploitation forcenée de la nature a atteint ses limites.
Dans cette optique, la croissance ne peut plus être l'indicateur unique. La preuve en est que, tout au moins dans les pays développés, le taux de bonheur individuel est souvent inversement proportionnel à cette fameuse croissance. Cherchez l'erreur... La croissance ne peut plus être notre unique indicateur pour faire avancer l'humanité.
Contrairement à ce que prône la pensée néo-libérale, nous ne vivons pas dans un monde où les ressources sont infinies. C'est une infamie.
La génération de ceux qui ont autour de 25 ans aujourd'hui peut encore changer les choses. Mais il faut une réforme complète de la Pensée. Nous devons totalement modifier notre rapport à la nature et ainsi adapter notre philosophie, la science, la médecine, l'éducation, l'économie...
Alors, selon vous, continuité ou rupture ?
Il faut qu'il y ait une rupture complète, aussi puissante qu'à l'époque des Lumières et de la Renaissance. Mais cette fois-ci, allons vers une prospective basée sur une conceptualisation collective et globale de notre société et de notre humanité.
Une rupture globale de notre mode de pensée est cruciale. Arrêtons de nous persuader que nous sommes "seulement" en crise, le mal est plus profond, il vient de plus loin.