Face à l’urgence écologique, la comptabilité peut-elle jouer un rôle dans le passage à un « nouveau monde » ?

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Une tribune d'Emmanuelle Nègre, professeure en sciences de gestion et responsable du DUSCG 1 à l'Université de Bordeaux, et Marie-Anne Verdier, maîtresse de conférence en sciences de gestion et responsable du Master 1 MSI-MER et MSI-MRSE à l'Université Toulouse III Paul Sabatier.

Alors que de nouvelles obligations de reporting de durabilité ont vu le jour avec la directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) et les normes européennes d’informations de durabilité dites ESRS (European Sustainability Reporting Standards) qui s’appliquent progressivement depuis le 01 janvier 2024, on pourrait penser que la comptabilité est en passe de se saisir pleinement des enjeux sociétaux actuels. Or, si ce nouveau cadre réglementaire a le mérite de créer un langage commun au niveau européen en matière de durabilité, il n’en demeure pas moins que de telles mesures ne viennent pas fondamentalement remettre en cause le système comptable et les principes qui lui sont sous-jacents ainsi que la manière dont la comptabilité construit le monde. Les comptables, en tant que constructeurs d’une réalité, peuvent être considérés comme faisant partie des agents invisibles du capitalisme, les liens entre développement du capitalisme et de la comptabilité n’étant plus à démontrer tant la littérature académique est dense sur ce sujet (ex. Lemarchand et Nikitin, 2009 ; Richard 2010). Ils déploient dans toutes les entreprises une manière de penser et d’organiser le monde conçue aujourd’hui par et pour les détenteurs du capital financier. En témoigne, le choix du normalisateur IASB (International Accounting Standard Board) de privilégier les investisseurs comme cible prioritaire de l’information comptable.

Ainsi faussement assimilée à une discipline purement technique, la comptabilité constitue un outil idéologique qui participe à la diffusion d’un monde financiarisé et relègue pour le moment au second plan les enjeux sociétaux en invisibilisant la question écologique et en réduisant à des charges les salariés dans les organisations. Dès lors, la comptabilité étant vectrice d’une idéologie spécifique, sa capacité à diffuser une image fidèle des activités de l’entreprise interroge, de même que la capacité des professionnels de la comptabilité à participer à la définition d’un « nouveau monde » plus écologique et plus juste.

Dans une recherche financée par l’Autorité des Normes Comptables que nous avons menée auprès d’experts-comptables1, il apparaît que ces derniers sont très attachés aux concepts de neutralité et d’image fidèle car ils constituent des gages de transparence et d’objectivité sur lesquels la profession comptable fonde au moins en partie sa légitimité. Pour autant, ces concepts peuvent être assimilés à des mythes que les experts-comptables, sans le savoir, tendent à véhiculer à travers une intériorisation de l’idéologie néo-libérale sous-jacente aux normes comptables qu’ils ne remettent pas ou peu en cause. En effet, la majorité des professionnels interrogés croit en la neutralité de leurs pratiques du fait du seul respect de la norme sans questionner pour autant la construction de la norme elle-même. Ces concepts de neutralité et d’image fidèle entretiennent alors la profession comptable dans un monde d’illusions au sein duquel, sous couvert de neutralité, ils se font le relais de la vision néolibérale soutenue par les normes comptables. De telles illusions freinent en outre la proposition d’alternatives visant à accroître le rôle de la comptabilité face aux enjeux sociétaux. Même lorsque certains experts du chiffre pointent du doigt un potentiel manque de neutralité, particulièrement lorsque les normalisateurs décident de faire des investisseurs le destinataire privilégié de l’information comptable et financière, toute possibilité de faire autrement de la comptabilité est rapidement relégué par ces mêmes professionnels au rang d’utopie. Or, ce qu’on peut assimiler à un « enfermement idéologique » des professionnels de la comptabilité constitue un danger non seulement pour la société mais aussi pour la profession elle-même qui pourrait voir sa légitimité remise en cause si elle est accusée de ne pas prendre la mesure des enjeux sociétaux actuels. En privilégiant la préservation du capital financier et les intérêts des détenteurs de ce capital, il peut en effet devenir de plus en plus difficile pour la profession comptable de s’afficher comme la « protectrice » de l’intérêt public, ce qui peut mener de plus en plus d’acteurs, y compris à l’intérieur de la profession, à la remettre en cause.

Ainsi, même s’ils sont loin d’être majoritaires, il existe bien au sein de la profession comptable, certains experts, spécialisés dans les questions de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), pleinement conscients de la nature idéologique de la comptabilité. Ces experts pour qui l’urgence écologique a souvent été un révélateur, remettent en cause l’idée d’image fidèle et de neutralité de la comptabilité et appellent à une déconstruction du système comptable qui leur semble particulièrement nécessaire à l’aube des défis climatiques actuels pour participer à la redirection du modèle économique. Or, ils se retrouvent pour certains confrontés à un mur érigé par les autres professionnels et une partie de la profession qui ne sont pas prêts à de telles transformations. En effet, si la profession n’est pas sourde aux critiques de plus en plus virulentes dont elle fait l’objet concernant plus généralement le rôle de la comptabilité dans la société, elle propose des solutions empruntes d’une conception néolibérale (la nouvelle réglementation CSRD en est un exemple), compatible avec l’émergence d’un « capitalisme vert » mais qui éloignent les propositions de changements plus radicales qui viseraient à mettre pleinement en cohérence le modèle comptable avec les actions à mettre en place pour répondre aux défis sociétaux actuels.

Dans ce contexte, toute alternative vers la construction d’un autre monde est difficile à porter. La question qui se joue est celle de l’acceptation de discours alternatifs, ces derniers générant des résistances que certains professionnels nous ont dévoilées. Il semble pourtant possible de concilier comptabilité, humain et écologie, comme le propose le modèle de comptabilité alternatif CARE défini par Richard et Rambaud (2020) qui suggère de traiter le capital humain et écologique de la même façon que le capital financier, c’est-à-dire comme une dette à rembourser. Ce modèle est actuellement expérimenté au sein de plusieurs organisations mais son utilisation demeure pour le moment peu généralisée, preuve que malgré le contexte actuel, le monde comptable peine à se saisir pleinement de l’urgence écologique actuelle et à soutenir réellement la transition dans les organisations pour construire collectivement le monde de demain.

1 Godowski, C., Nègre, E., Verdier, M.-A. (2024). Questionner la neutralité pour dépasser le mythe de l’image fidèle en comptabilité : une nécessité pour responsabiliser la profession comptable. Comptabilité-Contrôle-Audit 30 (1): 7-54.

Bibliographie

Lemarchand, Y. et Nikitin, M. (2009). Capitalisme et comptabilité. Dans B. Colasse (dir.), Encyclopédie de comptabilité, contrôle et audit (p. 115-124). Economica.

Richard, J. (2010). Comment la comptabilité modèle le capitalisme. Le Débat, 161(4), 53-64.

Richard, J., Rambaud, A. (2020). Révolution comptable – Pour une entreprise écologique et sociale. Ivry-sur-Seine : Les Editions de l’Atelier.

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