Une tribune de Julien Mimoun, cofondateur et associé du cabinet d'audit et de conseil dédié à l'innovation MR CAPITAL. Quels impacts des fameux Initial Coin Offering au plan comptable ?
Devenues une véritable alternative au financement de projet classique, les Initial Coin Offering (ci-après « ICOs ») se développent rapidement en l’absence de cadre juridique et comptable encore défini. Cette absence, certes bientôt comblée lors des prochains mois (l’AMF et les différentes instances de la profession comptable planchant actuellement sur ce sujet), laisse place à l’interprétation sur les impacts comptables de ces opérations pour les sociétés émettrices. Notre cabinet, régulièrement sollicité sur le sujet, a entamé une réflexion sur cette question.
Quid de la comptabilisation des ventes de tokens ?
Rappel des principaux mécanismes
Avant d’entrer dans le vif du sujet, rappelons simplement les principaux flux qui caractérisent les ICOs :
- pour financer son projet, la société porteuse émet un certain nombre de jetons, appelés « tokens » auprès du public visé ;
- les investisseurs acquièrent ces tokens en contrepartie de règlements en crypto-monnaies (le plus souvent en BTC ou ETH) ou en monnaie fiat.
Les avantages rattachés aux tokens émis peuvent être différents en fonction de l’ICO : intéressement aux résultats futurs de l’entreprise, droits de vote… mais dans leur grande majorité, les tokens émis permettent aux investisseurs d’utiliser le futur service que l’entreprise entend développer grâce à l’ICO, on parle alors d’« utility tokens ».
Une fois les tokens acquis, les investisseurs ont la possibilité de les conserver en vue d’utiliser le service à venir ou de les céder sur une plateforme d’échange pour générer une plus-value.
Pour prendre une image simple, on peut comparer les utility tokens à des préventes d’un service encore inexistant. L’acheteur a en effet la possibilité d’attendre la sortie du produit pour utiliser sa prévente ou la revendre sur une marketplace.
Qualification du token
Dans la suite de cet article, nous traiterons uniquement du cas des utility tokens car représentant la classe de tokens prépondérante dans les ICOs actuelles et la plus « simple » à appréhender en l’absence de règlementation.
La classification comptable la plus probable : chiffre d’affaires
Si on suit la logique de la prévente, le produit issu de la cession de ces tokens est assimilable à un chiffre d’affaires généré par la société. En effet, si l’on se réfère à la définition du PCG, le chiffre d’affaires est « constitué par les ventes (…) de prestations de services (…) réalisées avec des tiers dans l’exercice de l’activité professionnelle normale et courante de l’entreprise ». C’est l’option qui a apparemment été retenue par la direction de la société DomRaider dans le cadre de l’ICO réalisée en Septembre 2017.
Une option plus anecdotique : la cession d’actif immobilisé
Dans un précédent article, nous avions traité de la qualification comptable qui nous semblait la plus appropriée pour les sociétés détenant des crypto-monnaies. Une des conclusions avait été de considérer ces éléments comme des immobilisations incorporelles, exceptions faites des sociétés de mining et plateformes de trading pour lesquelles les crypto-monnaies s’assimilent plutôt à du stock. Dans le cas général, et en extrapolant le traitement comptable des tokens à celui des crypto-monnaies, leur vente s’assimilera dans ce cas à une cession d’immobilisations. La seule différence réside dans l’utilité rattachée au token, à savoir celle de consommer un service, ce qui n’est pas le cas des crypto-monnaies. Cette distinction nous amène à privilégier la comptabilisation en chiffre d’affaires plutôt qu’en cession d’actif immobilisé.
De plus, opter pour cette classification comptable implique une réflexion plus large en termes de valorisation des tokens. En effet, s’il est assimilable à une immobilisation, il doit donc être inscrit à l’actif du bilan à une certaine valeur avant sa cession. Ce token n’étant pas acquis mais « fabriqué » par l’entreprise, il convient de le valoriser par incorporation des « coûts de production » directs et indirects engagés dans le process de création du token. La détermination de ces coûts de production nécessite un suivi rigoureux et l’établissement d’une comptabilité analytique ou une ventilation des coûts par projet, ce niveau de détail faisant souvent défaut au sein de ces jeunes entreprises.
Problématiques fiscales directes
Impôt sur les sociétés
Peu importe la qualification comptable retenue entre les deux options précitées, chacune des deux aura pour effet d’impacter la fiscalité de la société, et ce de manière significative.
En retenant l’option la plus probable (comptabilisation en chiffre d’affaires), la société émettrice devra constater à l’issue de l’ICO une augmentation importante de son chiffre d’affaires et donc in fine de son résultat fiscal, lequel servira de base au calcul de l’impôt sur les sociétés.
Une fois de plus, les règles n’étant pas définitivement tranchées, plusieurs questions restent ouvertes quant au traitement fiscal et comptable de l’opération :
- Doit-on comptabiliser l’intégralité des ventes de tokens en chiffre d’affaires ou seulement les ventes libellées en monnaies fiat ?
- Si les crypto-monnaies reçues en contrepartie de l’émission des tokens n’ont pas été intégralement transformées en monnaies fiat, doit-on en tenir compte dans le calcul du résultat fiscal ?
- Si, entre le moment de l’enregistrement des paiements en crypto-monnaies et la clôture des comptes, on constate une baisse des cours des cryptos, doit-on tenir compte de cette perte latente en passant une provision dans les comptes ? Et si oui, cette provision peut-elle être fiscalement déductible (c’est-à-dire réduire le bénéfice imposable) ?
Autant de problématiques non résolues qui surgissent au fur et à mesure du développement des opérations d’ICOs.
Taxe sur la valeur ajoutée
Si la cession des tokens s’assimile à du chiffre d’affaires, on peut logiquement se poser la question de l’assujettissement à la TVA des opérations qui en découlent. La principale complexité de la question réside une fois de plus dans l’absence de qualification juridique des tokens. Une des possibilités reste le raisonnement par analogie avec le traitement fiscal des opérations en bitcoins : en effet, selon une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) datant du 22 octobre 2015, les opérations libellées en bitcoins ne sont pas soumises à TVA. Pour justifier sa décision, la CJUE assimile les opérations effectuées en bitcoins à des opérations sur devises ayant cours légal, qui sont par nature exonérées de TVA. Bien que recevable d’un point de vue purement intellectuel, cette option n’en demeure pas moins risquée en l’absence de cadre juridique défini.
Autre impact : la nomination obligatoire d’un commissaire aux comptes
Une fois de plus, si l’on retient l’option de comptabilisation du produit de la vente de tokens en chiffre d’affaires, il y a fort à parier que l’entreprise émettrice se retrouve dans une situation où elle dépasse les seuils légaux déclenchant la nomination obligatoire d’un commissaire aux comptes en vue de certifier ses états financiers.
Rappelons en effet que pour les entités légales de type SAS (forme juridique la plus prisée de nos jours), la nomination d’un CAC devient obligatoire lorsque la société dépasse deux des trois critères suivants :
- 2 millions d'euros de chiffre d’affaires ;
- 1 million d'euros de total de bilan ;
- 20 salariés.
Au vu des montants très significatifs que génèrent les levées par ICOs, il n’est pas impossible que plusieurs sociétés françaises aient cette problématique à gérer dans les prochains mois.
Julien Mimoun, cofondateur et associé du cabinet d'audit et de conseil MR CAPITAL